Par Camille Labro
En nous conduisant au centre Georges-Clemenceau, un hôpital spécialisé dans le grand âge aux abords de Toulon, le médecin gériatre Olivier Gilly multiplie les mises en garde. Les patients de l’unité de réhabilitation cognitivo-comportementale (URCC) où nous nous rendons sont, prévient-il, dans un « état très fragile et instable », « atteints de démence, de troubles neuropsychologiques profonds et d’Alzheimer avancé » ; les échanges sont souvent difficiles, voire impossibles.
On s’attend à tout, et surtout au pire. Après avoir traversé plusieurs couloirs et doubles portes verrouillées, nous arrivons dans une petite unité d’une douzaine de chambres. Trois patients déambulent, hagards, dans le couloir. On sent bien que le quotidien de ces malades, comme celui de l’équipe soignante, n’est pas simple.
Mais aujourd’hui, alors qu’un grand soleil azuréen brille dehors, l’excitation est palpable. Car dans la petite salle de vie, là où les repas sont pris tous les jours, le chef marseillais étoilé Lionel Levy et son commis sont aux fourneaux depuis 9 heures.
A leurs côtés, encadrés par des aides-soignantes vigilantes et visiblement ravies, six patients s’affairent à effeuiller des branches de cerfeuil et peler des légumes, pour la préparation d’un véritable festin : saumon fumé sur pommes de terre fondantes et crème aux herbes, ratatouille en bouchées, aiguillettes de volaille marinées, minitortillas…
Un repas dont tous les patients se régaleront, certains se resservant trois fois du même plat, jusqu’à s’exclamer, en serrant le chef et son commis dans leurs bras : « Quel délice ! Quel délice ! » Du jamais-vu à l’hôpital.
Stimuler les neurones
L’idée est née dans la tête de Nicolas Brocandel, ergothérapeute de l’unité, qui travaille avec le Dr Gilly et leur équipe sur les thérapies non médicamenteuses : plutôt que de multiplier les prescriptions, on stimule les neurones en faisant participer les malades à des activités apaisantes comme la musique, la relaxation sensorielle, le jardinage ou les ateliers culinaires.
« Les patients arrivent ici assommés par les neuroleptiques, explique Olivier Gilly. Notre objectif est de diminuer leurs traitements, de les aider à retrouver de l’autonomie, du plaisir, une conscience et une estime de soi. » Et Nicolas Brocandel d’ajouter : « La cuisine est un moteur formidable pour tout cela. Inviter un grand chef insuffle une dynamique supplémentaire, un peu de magie dans notre démarche. »
Tous les spécialistes s’accordent à le dire : le grand âge est un défi majeur de santé publique. Selon les projections de l’Insee, un Français sur trois aura plus de 60 ans en 2050, et la proportion de personnes âgées de plus de 80 ans aura doublé, atteignant 10 %.
Un vieillissement démographique qui pourrait, selon Serge Guérin, sociologue spécialiste de la « silver génération », être un véritable atout économique et social, à condition de « se donner les moyens de bien vieillir, en commençant par bien se nourrir ».
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PATRICK PLEUTIN POUR M LE MAGAZINE DU MONDE
Pourtant, dans la sphère médicale, l’alimentation est encore trop souvent reléguée au second plan. « Tout le monde le sait, on mange mal dans les hôpitaux », soupire Eric Fontaine, médecin nutritionniste au CHU de Grenoble et fondateur du collectif Lutte contre la dénutrition.
Une situation qui s’aggrave depuis une dizaine d’années puisque, selon lui, la nourriture est le premier secteur grevé par les coupes budgétaires : « On ne regarde jamais à la dépense pour les équipements ou les médicaments, mais on choisit d’acheter du lapin de batterie importé de Chine s’il coûte quelques centimes de moins, on opte pour des plats industriels qui permettent des réductions de personnel, et à force de serrer la vis on arrive à des aberrations nutritionnelles, des menus au-dessous des limites caloriques préconisées par l’OMS. C’est dramatique ! »
Allouer des fonds à l’alimentation
Premières victimes de ces dérives : les personnes âgées, qui représentent environ 50 % de la population hospitalière, et souffrent déjà souvent de dénutrition, de manque d’appétit et de perte d’autonomie.
La solution, pour Eric Fontaine, réside dans l’arbitrage des budgets : beaucoup plus de fonds devraient être alloués à l’alimentation, pour l’approvisionnement comme pour le personnel cuisinier et accompagnant. « Si l’on considérait l’alimentation comme un soin, tout serait différent », lance-t-il, faisant écho au précepte d’Hippocrate « Que ton alimentation soit ta première médecine ». « La nourriture hospitalière est pensée comme une restauration collective qui peut nourrir tout le monde, comme la cantine d’un collège pour un groupe d’ados, alors que chaque malade a des pathologies et des besoins propres. »
Lancé il y a quatre ans par l’Agence nationale de la recherche, le projet de recherche Renessens (Réussir écologiquement une nutrition équilibrée et sensoriellement adaptée pour senior) se penche précisément sur cette question.
« Notre réflexion est axée sur l’individualité, explique Eric Commelin, l’un des initiateurs de l’étude et directeur de EC6 Groupe, spécialisé en restauration hospitalière et gériatrique. Nous explorons les méthodes pour améliorer la qualité, les textures mais aussi la valeur nutritive des plats, afin de proposer à chaque senior une alimentation qui tienne compte de ses besoins, capacités et préférences. »
Bref, une alimentation à la carte, pensée en fonction du mangeur. Une quête qui va bien au-delà de la simple nutrition : « Manger est souvent l’un des derniers plaisirs qui restent aux personnes âgées, analyse le sociologue Serge Guérin. Ce plaisir peut également les aider à entretenir les réflexes, les gestes, les goûts, mais aussi à garder leur joie de vivre ainsi que le contact avec les autres. »
Impliquer les patients
Dans les maisons de retraite et les Ehpad (Etablissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), l’idée fait son chemin. Menus plus équilibrés, produits bio et locaux, faits maison, formations culinaires diversifiées, ateliers participatifs, quête du bon, du bien et du beau sont au programme de nombreux établissements.
Le défi est complexe : il faut trouver comment impliquer les patients, parfois très diminués, respecter les règles d’hygiène et de sécurité, préparer des plats appétissants et nourrissants, faciles à mâcher et à avaler, qui puissent éventuellement être attrapés avec les doigts. Car nombre de personnes atteintes d’Alzheimer ne savent plus se servir de couverts. Dans la profession, « le manger-main » (finger food, en anglais) est d’ailleurs devenu un vaste sujet d’étude.
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PATRICK PLEUTIN POUR M LE MAGAZINE DU MONDE
Depuis quelques années, il existe des concours gastronomiques comme Silver Fourchette, un prix bisannuel créé par le Groupe SOS Seniors, auquel 150 cuisiniers d’Ehpad ont participé en 2016, ou la Maison Gourmande lancée par l’association Adef Résidences il y a deux ans, qui récompense des équipes de restauration en Ehpad pour la conception de décors et de petits plats répondant aux spécificités du grand âge. La finale du concours, axée cette année sur la pâtisserie, aura lieu en novembre, à l’école hôtelière Ferrandi, à Paris.
Au Foyer du Romarin, à Clapiers (Hérault) près de Montpellier, l’effort est porté sur l’approvisionnement en produits bruts, aujourd’hui à plus de 60 % bio et locaux. Une rareté dans le secteur – la proportion moyenne du bio en restauration collective étant de 3,2 %. « En mangeant mieux, nos anciens deviennent aussi acteurs du futur, explique le directeur de l’établissement Michel Aimonetti. C’est pour nous une gageure de qualité et de santé, tout autant qu’un engagement citoyen. »
Remettre des saveurs et des parfums
Les grands chefs mettent aussi la main à la pâte, contribuant à sa médiatisation croissante. Très sensible à la question de l’alimentation et du vieillissement, le cuisinier triple-étoilé Michel Bras s’est associé à des experts de santé et au géant de la restauration collective Sodexo (qui fournit 1 600 établissements médico-sociaux en France, et n’est pas spécialement réputé pour son raffinement), pour s’atteler au problème du « tout-mixé » – un programme baptisé Harmonie.
L’objectif : limiter au maximum l’alimentation transformée, les purées insipides et les textures gélifiées que l’on donne à gogo aux personnes âgées dès lors qu’elles manifestent le moindre problème de mastication ou de déglutition.
« Un tiers des résidents en Ehpad mangent mixé, alors que 90 % d’entre eux pourraient avoir une alimentation normale, estime l’orthophoniste Xavier Cormary, qui épaule Bras. Le mixé infantilise, réduit le plaisir de manger, et parfois même crée des pathologies là où il n’y en avait pas. Nous essayons de sortir de ce cercle vicieux. »
Michel Bras agit ici en conseil, œuvrant à retirer au maximum gélifiants et autres texturants, et à remettre des saveurs et des parfums, des morceaux, du bon pain au levain, des fromages artisanaux. Ou comment retrouver plaisir et émotions partagées sur les tables des seniors, sans pour autant oublier les contraintes spécifiques de ces mangeurs fragiles.
A La Maison d’Annie, l’un des Ehpad pilotes du programme dans la commune de Saint-Étienne, cela fait deux ans que le mixé a été éradiqué du menu. Ici, les cuisiniers dressent les assiettes devant les convives, les résidents préparent la soupe ensemble plusieurs fois par semaine, et même ceux qui ont le plus de mal à manger réapprennent à mastiquer grâce à la créativité attentive du chef. « Les résultats sont enthousiasmants, assure Xavier Cormary. Étant donné qu’il y a un lien entre mastication et cognition, les patients retrouvent une activité cérébrale et sensorielle ainsi qu’une certaine autonomie. »
source : http://www.lemonde.fr/acces-restreint/m-le-mag/article/2017/06/11/9156ef8a5890c637cb4e6b5c1cdbc1e2_5142136_4500055.html